Leto : “Il y a de moins en moins de personnes capables de s’exprimer librement en Russie” pour Roma Zver

Home / Leto : “Il y a de moins en moins de personnes capables de s’exprimer librement en Russie” pour Roma Zver

Son travail sur la bande-originale, l’absence de son réalisateur, assigné à résidence en Russie, sa première expérience devant la caméra : Roman Bilyk, alias Roma Zver, revient sur les différents aspects de l’électrisant “Leto”.

On a vu plus confidentiel comme première expérience cinématographique : leader du groupe russe Zveri, sous le nom de Roma Zver, Roman Bilyk a directement connu les honneurs de la compétition cannoise avec Leto, chronique revenant sur l’émergence de la scène rock dans l’URSS du début des années 80. Devant la caméra de Kirill Serebrennikov, absent car assigné à résidence en Russie, le néo-acteur incarne Mike Naumenko, l’un des leaders du mouvement. Et en coulisses, c’est de la bande-originale qu’il s’est occupée. Un baptême du feu plus que riche, sur lequel il est revenu avec nous sur la Croisette.

AlloCiné : Est-ce la première fois que l’on vous proposait de jouer dans un film ? Si oui avez-vous accepté parce qu’il était question de rock, et qu’il vous semblait plus facile de vous lancer dans un univers que vous connaissiez ?
Roma Zver : C’était bien le premier film que l’on me proposait, oui. Kirill m’a appelé en février de l’année dernière avec une proposition : ce rôle de Mike Naumenko. En tant que musicien, cette expérience était bien évidemment très intéressante pour moi. Mais comme je suis musicien, et non comédien, j’ai tout de suite fait part de mes doutes et craintes à Kirill, en lui disant que je n’étais pas sûr d’être à la hauteur. Je lui ai fait comprendre que j’avais vraiment besoin de son soutien moral, à cause de ces craintes, mais je savais que c’était une personne douce et attentionnée, qui m’accompagnerait tout au long de cette expérience pour me rassurer. Il a cru en moi comme j’ai cru en lui.

Connaissiez-vous cette figure du rock qu’était Mike ? En quoi vous sentez-vous proche de lui ?
Je connaissais son travail mais, dans notre pays, c’est vraiment Viktor Tsoï qui est plus célèbre, car il est arrivé pendant cette période de transition au cours de laquelle Mike a disparu car il n’a pas su franchir de cap. Contrairement à Viktor qui est devenu une icône. J’ai lu tout ce qu’il y avait à lire sur Mike et j’ai écouté ses chansons lorsque nous préparions Leto, et sa femme Natasha [jouée par Irina Starshenbaum à l’écran, ndlr] nous a beaucoup aidés en tant que consultante sur le film. J’ai appris beaucoup de choses sur Mike, et réalisé que, au final, nous étions assez proches sur le plan humain.

Le travail sur la musique est devenu plus compliqué après l’arrestation de Kirill car nous n’avions quasiment plus de moyens de communiquer avec lui

Vous expliquiez avoir eu des doutes quant à votre capacité à jouer Mike. Est-ce parce qu’il s’agit de quelqu’un sans qui, quelque part, vous ne seriez pas là et n’auriez pas pu faire de rock, puisqu’il a contribué à faire émerger la scène rock alternative russe ?
Non, ce n’était pas aussi compliqué que cela. Je comprenais qu’il fallait que j’interprète le rôle de Mike Naumenko, qui était copain avec Viktor Tsoï, une icône de ma jeunesse. Mais comme il s’agissait d’un tournage de film, je ne ressentais pas cette responsabilité. J’étais vraiment dans autre chose, dans l’interprétation.

Était-il dès le départ prévu que vous réorchestriez les chansons de Zoopark, le groupe de Mike ? Comment êtes-vous parvenu à les faire revivre de la sorte ?
Nous avons fait un point avec Kirill, avant le tournage, sur les chansons qui nous paraissaient exploitables dans ce film. Aussi bien des chansons de Mike que de Viktor et d’artistes étrangers. Une fois nos choix arrêtés, ce qui s’est fait en plusieurs étapes, nous avons commencé à réadapter le tout. Ce n’était pas trop compliqué avec Tsoï, car ses chansons sont assez simples et minimalistes. Au contraire, celles de Mike sont un peu plus complexes. Car Zoopark était un groupe d’amateurs, donc il nous a fallu trouver comment rester fidèles à ces chansons tout en les rendant audibles pour une personne d’aujourd’hui, habituée à une autre qualité.

Nous avons dû envisager tous types de solutions. Nous sommes carrément allés jusqu’à intervertir les instruments pour quelque peu réduire la qualité, vu que nous sommes des professionnels, afin de se rapprocher de ce que faisait Zoopark à l’époque. Nous avons restauré les guitares de Mike et de Viktor, pour rester très proches, au détail près, de ce qu’ils avaient fait à l’époque. Ce sont ces instruments que l’on entend dans le film : les vieilles guitares, les vieilles batteries… Tout est d’époque. Mais au-delà de ces détails, tout est devenu plus compliqué après l’arrestation de Kirill car nous n’avions quasiment plus de moyens de communiquer avec lui. Ce qui rendait le travail sur la musique très difficile, car nous avions peu de temps pour communiquer.

Comment se sont passées cette seconde partie du tournage ainsi que la post-production sans Kirill ?
Comme ça (rires) Nous nous sommes envoyés des messages de temps en temps, par le biais de l’avocat. Et dès le début, Kirill voulait qu’un musicien interprète un musicien, car il savait d’emblée qu’il y aurait beaucoup de musique dans le film et qu’il n’y comprenait pas grand-chose, donc qu’il fallait qu’un professionnel l’accompagne et l’aide pour toute cette partie. C’était déjà compliqué lorsqu’il était là et que l’on s’expliquait, car il ne comprenait pas tout avec ces deux univers très différents, donc imaginez la complexité une fois qu’il a été arrêté et que nos moyens de communication sont devenus beaucoup plus limités.

Peut-on alors voir un parallèle entre le film et la situation de Kirill ? Dans les deux cas, il est question d’un artiste que l’on tente d’empêcher d’exercer.
(sourire) Pourquoi pas, oui.

La situation de Kirill est-elle un exemple qui prouve qu’il est devenu plus compliqué de faire des films en Russie ?
Ça n’est pas tant qu’il est compliqué de faire des films. Il est dur de rester libre. Surtout pour un auteur, un créateur comme Kirill. Il est dur de s’exprimer librement, même sans critiquer les autorités. Mais beaucoup ont peur de se faire persécuter, et du fait que même en défendant un ami comme Kirill, ils pourraient en souffrir et être persécutés. Il y a de moins en moins de personnes capables de s’exprimer librement en Russie. Et ce dont nous sommes témoins aujourd’hui, l’humiliation publique de Kirill, c’est une forme d’intimidation de la part des autorités.

Quel est votre groupe de rock préféré hors-Russie ?
Les Rolling Stones. Car ils continuent à sauter sur scène et que Mick Jagger est un beau gosse (rires)

Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Cannes le 11 mai 2018

Quelques jours après notre entretien, Roma Zver s’est vu remettre le Prix Cannes Soundtrack de la Meilleure Bande Originale pour son travail sur Leto. Ce qui était tout sauf une surprise tant la musique du film de Kirill Serebrennikov a fait l’unanimité sur la Croisette, y compris auprès des journalistes qui ont découvert le film un matin à 8h30. Mélangeant reprises d’Iggy Pop et des Talking Heads, qui font l’objet de scènes parmi les plus réussies du film, avec les réorchestrations de Zoopark évoquées par l’artiste un peu plus haut, l’album sorti chez Milan Music depuis le 30 novembre, se paye aussi le célèbre “Ashes to Ashes” de David Bowie. Plus que la meilleure BO du dernier Festival de Cannes, la meilleure de 2018 tout court ?

About Author